Un numéro spécial coordonné par Catherine Alexander et Patrick O’Hare intitulé « Technologies of Unknowing Waste: Displacement, Depoliticisation and Disappearance » 1 est paru dans la revue Ethnos en 2023.
Ce dernier regroupe une série de cinq articles, qui présentent différents processus permettant de requalifier des éléments comme « déchets » ou de détourner l’attention de ces derniers. Le terme se rapporte aussi bien, dans ce numéro, aux matériaux et aux territoires, que, par voie de conséquence, aux personnes ou au « vies » qui en dépendent, aussi déroutant que cela puisse paraître ; cela confère aux analyses proposées une portée importante2.
Les deux premiers articles s’intéressent aux déchets issus des complexes militaro-industriels. Le premier étudie les représentations du gaspillage au sein d’une entreprise d’armement et d’industrie aérospatiale américaine. Le second analyse les stratégies mises en place tour à tour pour rendre l’existence de déchets secrète ou pour « composer » avec cette dernière, dans une ville du Kazakhstan utilisée pour des essais nucléaires, durant l’époque soviétique.
Le troisième article explore les transformations d’un projet de restauration de jachères, issues de l’agriculture sur brûlis, à Madagascar, suite à son engagement dans le marché du carbone. La projection vers un imaginaire futur est alors susceptible de produire un effet de bord : la dévalorisation de cette ancienne technique agricole, qui peut se trouver plongée dans l’oubli et priver les habitants de leur moyen de subsistance. Le quatrième article consiste en une étude ethnographique menée au sein d’une coopérative de recyclage à Buenos Aires. Cette dernière explore l’émergence du registre de la « récupération » dans l’Argentine post-crise et post-néolibérale, qui fait fi de la vétusté des objets et leur potentielle dangerosité.
Enfin, le dernier article montre que la production croissante de déchets à Lahore est devenue un enjeu politique. L’auteur analyse une lutte entre un service municipal de traitement des déchets et des travailleurs qui transportaient des déchets afin d’en tirer un bénéfice en les revendant à des entreprise de recyclage. Les déchets deviennent dans ce cadre un objet épistémologique, dont la valeur est façonnée par les circuits dans lesquels ils s’inscrivent.
L’introduction à ce numéro, produite par Catherine Alexander et Patrick O’Hare, intitulée « Waste and Its Disguises: Technologies of (Un)Knowing »3 requiert une attention particulière.
Tout d’abord, elle dresse un tableau du domaine de l’anthropologie des déchets, en rappelant l’historiographie du sujet4 et les différentes approches existantes, afin de re-situer les travaux présentés dans ce numéro.
L’introduction comporte ensuite une section spécifique consacrée à l’apport des travaux récents en anthropologie et sociologie de l’ignorance, d’une part, et à leur intersection avec la notion de déchet, d’autre part.
Elle se propose enfin de mettre les différents articles de ce numéro et d’autres travaux existants en rapport différentes stratégies d’ignorance, ou de déconsidération des déchets : déplacement temporel, déplacement spatial, méthodes épistémologiques telles que secret ou déni, méthode calculatoire (délimitations, unités, échelles), méthodes rhétoriques.
« Le fait que la matière soit considérée comme appartenant au domaine de l’expert externe – ingénieur en environnement, ingénieur chimiste, politicien local, gouvernement central – ou au ménage, a un impact sur la façon dont elle est conceptualisée (flux de déchets, tonnes, matière première énergétique, calories, carbone), sur la façon dont elle peut être mobilisée, sur les revendications en matière de connaissance qui peuvent être élevées à son sujet et, en fait, sur qui a le droit ou l’intérêt de savoir quoi. 5 »
Le numéro apporte finalement un regard renouvelé sur certaines problématiques liées à l’enfouissement, au traitement ou à la revalorisation des déchets et oblige à reconsidérer des idées préconçues sur ce domaine. Si des formes d’ignorance telle la censure, le secret, la question de la quantification ou les jeux de seuil ont déjà été bien abordés auparavant, ces contributions invitent aussi à regarder certaines étiquettes sémantiques avec discernement, car elles peuvent contribuer à camoufler ou déplacer le problème des déchets pour le rendre invisible, sans traiter la question en profondeur. Ainsi, par exemple, la notion de bien public national peut faire passer la production de déchet comme un mal nécessaire pour un plus grand bien 6. Les possibilités de revalorisation (recyclage, énergie calorifique) sont des mesures positives, qui ne devraient pas pour autant faire oublier l’énergie dépensée pour la production de ces produits, ni dangerosité de ces derniers.
- Alexander & P. O’Hare (Éds), « Technologies of Unknowing Waste: Displacement, Depoliticisation and Disappearance », Ethnos, vol. 88, 2023 [↩]
- Voir Alexander & P. O’Hare, « Waste and Its Disguises: Technologies of (Un)Knowing », Ethnos , vol. 88, 2023, p. 438 : Analyser « certaines des nombreuses façons dont les personnes, les terres, les matières et les événements sont présentés comme autres qu’ils ne sont peut remédier à la fois analytiquement et ethnographiquement à une telle occultation, au-delà d’une rhétorique de la rédemption », [traduction : MG] [↩]
- Alexander, C. & O’Hare Patrick « Waste and Its Disguises: Technologies of (Un)Knowing », Ethnos 88, no 3 (2023): 419‑43. https://doi.org/10.1080/00141844.2020.1796734 [↩]
- On pourra citer par exemple les travaux suivants : Douglas, Mary, Purity and Danger : An Analysis of Concepts of Pollution and Taboo, Londres : Routledge & Kegan Paul, 1966) [traduit en français : De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou, coll. bibliothèque d’anthropologie François Maspero, 1971] et l’article Douny, Laurence « The Materiality of Domestic Waste: The Recycled Cosmology of the Dogon of Mali ». Journal of Material Culture 12, no 3 (1 novembre 2007): 309‑31. https://doi.org/10.1177/1359183507081897 [↩]
- Alexander, C. & O’Hare Patrick « Waste and Its Disguises: Technologies of (Un)Knowing », Ethnos 88, no 3 (2023), p. 432, [traduction : MG] [↩]
- « a necessary evil for a greater good », ibid, p. 438 [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Julie Solviche (16 septembre 2024). Les déchets et leurs modes de dissimulation : un numéro spécial de la revue « Ethnos ». Carnet d'études agnotologiques. Consulté le 18 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12b27